mardi 28 octobre 2014

Naissance de la passerelle des vendangeurs

Dominant Ceyzériat, situé au-dessus de la seule vigne encore exploitée dans la commune, un pont ne menant nulle part et enjambant quelques mètres de rail de chemin de fer peut paraitre incongru : on l’appelle « la passerelle des vendangeurs », mais porte-t-elle bien son nom ?

Voici son histoire.
La commune de Ceyzériat, depuis de nombreux siècles, et jusqu‘à la moitié du XXème, était essentiellement viticole. Les vignes recouvraient les coteaux du Revermont presque jusqu’au sommet de la montagne. Les vins produits étaient très réputés,  servis sur les meilleures tables ; ils avaient l’appellation « vins du Bugey ». La fête de la grand-Margot, en octobre, avec la célébration du vin nouveau, en est un reliquat.
En 1866, la Compagnie des Dombes et des Chemins de Fer du Sud-Est, fondée en 1863 par Lazare MONGINI et ses fils, 1 rue des Archers à Lyon, obtient l’autorisation de  construire une ligne de chemin de fer reliant Bourg à La Cluse.
Le trajet de cette voie ferrée traverse la commune de Ceyzériat au nord-est, scindant de nombreuses exploitations  et entraînant l’expropriation de terrains communaux et de vignes. La commune a été mise à contribution en faisant don des terrains traversés et en allouant à la Compagnie une somme de 12.000 francs empruntée à la Caisse des Dépôts et Consignations, prêt remboursable en 15 ans.
En 1869 est diligentée une enquête : « Nous, Maire de la commune de Ceyzériat,  certifions que, ce jour d’hui, dimanche 5 décembre 1869, a été publié à son de caisse et affiché, conformément à la loi du 9 mai 1841, l’arrêté de Monsieur le Préfet de l’Ain présentant une enquête de 8 jours pour préparer l’expropriation des terrains… ». Une seule observation à cette enquête, celle de  Maître Place, avocat à Bourg, propriétaire d’un important vignoble à Ceyzériat, qui demande l’établissement d’un passage à niveau pour piétons sur le sentier dit du Perron pour relier les 2 parties de ses propriétés coupées par la ligne de chemin de fer. En janvier 1873, le Maire de Ceyzériat, Camille Jaÿr, demande au Préfet de l’Ain « une solution pour désenclaver les vignes coupées par le chemin de fer «  à savoir la création d’un passage à niveau pour piétons sur le lieu du sentier du Perron. La Compagnie des Dombes refuse la solution sous le prétexte qu’elle a déjà accordé l’autorisation de     9 passages à niveau sur la traversée de la commune et l’Ingénieur Ordinaire des Ponts et Chaussées de l’Ain, Mr Michaud, propose la construction d’une passerelle enjambant la voie.

Début 1873 les discussions sont suspendues, le Maire de Ceyzériat Camille Jaÿr, malade, décède et est remplacé par son père Hyppolyte Jaÿr, ancien ministre de Louis-Philippe et Pair de France.
Les tractations reprennent, donc, en juillet 1873, pour aboutir à un accord définitif entre la Compagnie, le département et la Commune : une passerelle sera construite « en fer et en bois reposant sur 2 culées en maçonnerie ». Le département prendra à sa charge la passerelle proprement dite, «  en fer et en bois pour gradin et platelage, la Commune fournirait les pierres de tailles, moellons tétués, moellons ordinaires et sable pour la confection des 2 culées avec marches en pierre, la Compagnie fournirait la chaux hydraulique et se chargerait de la confection des maçonneries « .Le coût de l’ouvrage est estimé à 1.000 francs, 206 francs pour la commune, le reste à la charge du Département et la Compagnie concessionnaire. La commune préfère donner la somme en argent et laisse tout le soin de la construction à la Compagnie.
Par une lettre du 14 août 1873, la Compagnie décide de remplacer le tablier en fer par un ouvrage entièrement en maçonnerie : « si l’on tient compte des faibles dépenses d’entretien qu’exige le passage en maçonnerie et des avantages de toute nature qu’il offre en outre, nous pensons qu’il conviendrait d’adopter le mode de construction en pierre ».  Le coût de l’ouvrage s’élèverait à 1.400 francs et la différence de prix sera à la charge de la Compagnie.

En mars 1874, les travaux de construction n’ont pas  débuté et  le Maire de Ceyzériat de  réclamer « la prompte exécution de ce travail d’art ». Les travaux commencent, mais dès le 10 mai 1874, le conseil municipal proteste : « la construction ne suit pas le plan agréé par le Conseil Municipal : la passerelle est bien plus haute qu’on ne l’avait prévu, l’escalier à l’est et à l’ouest est rapide et difficile d’où il suit que cette voie de desserte serait peu commode » et il menace de ne pas payer sa     quote-part.
La colère gronde : « la passerelle, dans l’état où elle apparaît, ne servira pas pour le but qu’on s’est proposé. Tout le canton de vignes restera comme il est aujourd’hui sans débouché pour son exploitation …Il peut être beaucoup demandé à nos populations agricoles, mais, ce qu’on ne saurait accepter, ce sont les entraves à leur travail et à l’empêchement par une compagnie industrielle de la liberté de circulation à leurs propriétés «. Et voilà qu’on parle de «  la création d’un sentier latéral au chemin de fer de 1 mètre à 1.20 mètre de largeur par lequel, du Perron, on irait aboutir au passage à niveau derrière la propriété Rollin à Challes ».  Le Maire de poursuivre, dans une lettre adressée à l’Ingénieur de Ponts et Chaussées de l’Ain  « il y aura lieu de regretter le consentement et l’autorisation donnés à un ouvrage qui ne sera absolument d’aucun usage et dont la dépense aura été en pure perte. Jamais, en effet, un homme chargé (la bringue ou hotte de vendange pèse jusqu’à 100 kilos) ne s’aventurera dans un escalier presque droit comme une échelle de 24 marches lesquelles ont 0,18 mètre de hauteur, mais, en revanche, en ont 0.25 mètre seulement de foulée, à peine la place pour poser le pied «. Le Maire  demande « à suspendre immédiatement les travaux commencés ».
L’Ingénieur de la Préfecture propose des modifications : « porter à 0,30 mètre la largeur de foulée des marches et établir un palier de 1 mètre de longueur au milieu de l’escalier d’aval… et de créer également un palier dans l’escalier d’amont ». Mais, devant le retard de la construction de la passerelle et les vendanges arrivant, il « accorde l’autorisation aux vignerons de traverser à niveau la voie ferrée, mais sous leur unique responsabilité …».
Les modifications des travaux ne convainquent personne, ni la Municipalité, ni les habitants … et on réitère la nécessité d’un « passage à niveau pour piétons ».
Les échanges épistolaires se succèdent et s’enveniment : le Maire dit  : « les travaux étant exécutés et, en quelque sorte, parachevés ainsi que je m’en suis assuré, je me borne à affirmer que, dans les conditions où elle existe, la passerelle ne pourra jamais être pratiquée avec sécurité par les hommes chargés de hottes de terre, de fumier ou de raisin ». L’Ingénieur rétorque : « il n’y a pas lieu de créer un passage à niveau spécial pour la traversée du sentier du Perron…il conviendrait de rétablir le sentier latéral à la voie ferrée qui reliait le sentier au passage à niveau de Challes ». Notre Maire Hyppolyte Jaÿr accepte. La voie ferrée Bourg-La Cluse est ouverte le 20 mars 1877.

Il semble que les vignerons de Ceyzériat se soient accommodés de devoir franchir les rails pour effectuer leurs travaux et les vendanges en évitant la passerelle. Mais dès février 1880, la polémique a redémarré au cours d’une délibération du Conseil Municipal : « la Compagnie Ferroviaire a définitivement clos la ligne ferrée de sorte qu’aujourd’hui la desserte des vignes n’est plus possible sinon par cette passerelle qui a été construite dans des conditions contre lesquelles la Commune a toujours protesté et qui est, du reste, complètement impraticable ». Ce même Conseil Municipal, fin mai 1880, exprime le vœu que « le pont-viaduc établi sur le chemin de fer fût détruit et remplacé, sur le point même où il existe, par un passage à niveau » et d’ajouter « la combinaison n’a pas atteint son but et il sera facile de se convaincre par les rapports des agents de service que cet ouvrage d’art (outre qu’il fait mauvaise figure sur la voie) est d’un usage absolument impossible pour les besoins de la culture, si bien que pas un homme chargé ou non ne s’aventure jamais à en monter les degrés ». Enfin,  la Compagnie déclare que le réseau Bourg-La Cluse-Nantua a été classé d’intérêt général, que le nombre de trains augmente… L’ouverture de la section La Cluse-Bellegarde va accroître le trafic «, en conséquence, il devient donc impossible de donner satisfaction au vœu qu’exprime le Conseil Municipal » de créer un passage à niveau.

Donc, la passerelle est restée en l’état, impraticable pour les viticulteurs qui seront de moins en moins nombreux,  mais  enrichissant le patrimoine artistique et culturel de Ceyzériat, et  pour le plus grand bonheur des enfants, des promeneurs et… des photographes.
Le temps passant, le trafic ferroviaire sur cette voie, surnommée la ligne des Carpates à cause de son profil tourmenté, s’est raréfié et les structures se sont dégradées, surtout notre passerelle, avec de la mousse et des végétaux poussant entre les pierres.
Dans les années 1990, sur la demande expresse des Suisses voulant réduire le temps de parcours entre Genève et Paris à moins de 3 heures, on a modernisé cette voie pour le passage d’un TGV. La passerelle est, alors, inadaptée à la nouvelle configuration de la ligne, voire dangereuse.

Le vœu du Maire et du Conseil Municipal de Ceyzériat de 1880 a donc été exaucé puisque le « pont-viaduc » a été démoli pierre par pierre, a quitté le sentier du Perron pour être reconstruit à l’identique par le Réseau Ferré Français, sur les hauteurs du Mont-July d’où il domine tout Ceyzériat.

article rédigé par Monsieur et Madame Aknin à partir d'archives personnelles et des archives de la SNCF : correspondance entre la Compagnie des Dombes, les Maires et le Conseil Municipal de Ceyzériat, le Préfet et l’Ingénieur Ordinaire du département de l’Ain du 5 décembre 1869 au 21 juin 1880.

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